Mesdames et Messieurs,
Avant de définir le fédéralisme en disant ce qu’il est, permettez-moi d’abord de dire d’emblée ce que le fédéralisme n’est pas : avant tout, fédéralisme n’est pas partition. Il est 25 pays au monde parfaitement unis sans être unitaires qui suivent le régime fédéral. Ensuite, Fédéralisme n’est ni suprémacisme communautaire ni purification ethnique. En réalité, quiconque n’est pas libéral ne peut être fédéral, car la philosophie même du fédéralisme, sa raison d’être politique et morale, c’est le respect de la diversité dans un cadre national commun par et pour tous. Enfin, par extension à ce deuxième point, et dans le contexte Libanais, fédéralisme n’est pas extrémisme chrétien, d’abord parce que l’extrémisme chrétien n’existe pas au Liban, il y a seulement une minorité Chrétienne qui lutte pour sa survie dans un Moyen Orient de plus en plus hostile aux minorités ; et ensuite, parce que les fédéralistes Libanais, qui sont il est vrai à majorité chrétienne, comprennent leur engagement en faveur du fédéralisme, et de sa sœur jumelle, la Neutralité, comme une énième tentative, peut-être l’ultime, pour sauver l’unité du Liban. En effet, les fédéralistes Libanais reconnaissent la diversité de la société Libanaise parce qu'ils respectent les différences culturelles en son sein. Tout comme la citoyenneté dans des pays comme le Canada, les Etats-Unis, la Suisse, ou la Belgique, relève d’une appartenance double, dans le sens qu’on est Canadien-Francophone au Canada, par exemple, ou African-American aux Etats-Unis, les fédéralistes Libanais pensent aussi une identité citoyenne Libanaise double avec un trait d’union au milieu, dans le sens que nous sommes Libanais-Maronites, ou Libanais-Sunnites, ou Libanais-Druzes, etc. En d’autres termes, l’approche fédéraliste ne soutend pas nécessairement un déni de la citoyenneté, mais en propose une définition qui reflète plus fidèlement les réalités sociétales Libanaises.
Mais si le fédéralisme n’a rien des épithètes infamantes qui le diabolisent, c’est quoi en fin de compte le fédéralisme ? Pour répondre, je reviens au livre magistral du Constitutionaliste Français, le Professeur Philipe Ardant, qui écrit dans son Manuel Institutions Politiques et Droit Constitutionnel (Editions Delta, 1997, p36) que le fédéralisme, est, je cite : « particulièrement adapté aux pays sur le territoire desquels vivent des populations de races, de religions, de langues différentes, chacune ayant son histoire propre génératrice de solidarité…Le fédéralisme permet aux minorités de s’auto-administrer largement dans le respect de leur coutume ». Fin de citation.
Le fédéralisme tel que défini par le Professeur Ardant serait-il adaptable au Liban ? Ma réponse est non seulement positive, mais j’ajoute aussi, en toute confiance, que le fédéralisme, doublé d’un statut international de Neutralité, est le seul régime capable éventuellement de sauver le Liban. Je dis ceci pour les raisons suivantes :
I) Le Liban est une société multiconfessionnelle. Au cours des deux derniers siècles, les Libanais se sont affrontés militairement en 1840, 1845, 1860, 1958, 1975/1990 et 2008. Le pays traverse actuellement une sorte de guerre civile froide. Tout au long de ces conflits répétés, les loyautés se brisaient systématiquement selon les lignes sectaires. La raison est simple : les identités libanaises sont avant tout communautaires. Certes, ces identités comme toutes les autres sont socialement construites. Mais une fois créés, elles deviennent difficiles à déconstruire. Les implications politiques de ce fait sont énormes. Pensez à chaque tournant majeur qui a façonné l'histoire du Liban, comme, par exemple, l'effondrement de l'Empire Ottoman, le mandat Français, la montée du Nassérisme, suivi pendant la guerre des occupations Palestiniennes et Syriennes, de l’invasion Israélienne de 1982, ou de l’hégémonie iranienne actuelle par procuration. Deux observations importantes peuvent être faites à propos de tous ces évènements majeurs : 1) Pas une seule fois, les Libanais ont-ils réagi collectivement - en tant que peuple soudé par un même sentiment national - à de tels chocs exogènes ; et 2) les réactions des Libanais à de tels événements ont invariablement été structurées par les appartenances communautaires. Alors que les musulmans en général et les sunnites en particulier déploraient l'effondrement de l'ordre ottoman, les chrétiens en général et les maronites en particulier applaudissaient ce qu'ils percevaient comme la fin du long cauchemar de la domination musulmane. De plus, les alliés libanais de la France pendant le mandat étaient majoritairement chrétiens et ses ennemis majoritairement musulmans. Plus tard, même si tous les musulmans n'étaient pas Nasséristes ou nationalistes arabes, la base du nassérisme au Liban était majoritairement musulmane. Actuellement, l'Iran est le suzerain de facto du Liban via le Hezbollah. Les mollahs gouvernent Beyrouth par alliés Chiites interposés qui ont, rappelons-le, raflé le vote de 95% des 562,000 électeurs Chiites ayant participé aux dernières élections. Par contre, le rejet de l'hégémonie iranienne est particulièrement prononcé chez les chrétiens et les sunnites. Ces exemples montrent que si les interventions étrangères font partie intégrante de l'histoire libanaise, les désaccords communautaires quant à la manière d'y réagir sont également une constante. D’ailleurs, les Libanais ne s'accordent pas non plus sur les mêmes lectures de leur histoire. Bashir Gemayel, le président élu et assassiné en 1982, était-il un héros national ou un agent israélien ? Le leader druze Kamal Joumblatt était-il un réformiste progressiste du Liban ou un fanatique anti-chrétien ? Le chef du Hezbollah, Hasan Nasrallah, est-il le héros de la résistance anti-israélienne ou un outil iranien ? Il n'y a pas de réponses unifiées à ces questions ; et quelles que soient les réponses que nous avons, elles varient généralement selon les identités confessionnelles. Certains anti-fédéralistes prétendent que nous pouvons « transcender » ces lignes en créant une sorte de nouvelle identité nationale qui abolit en quelque sorte les différences entre groupes. Toute personne ayant une connaissance même superficielle de l'histoire du Moyen-Orient devrait faire pause avant d'applaudir. Car qu'impliquait la création d'une nouvelle identité nationale turque, par exemple, sous Atatürk ? Réponse: le nettoyage ethnique des Arméniens et des autres groupes/minorités chrétiennes qui vivaient en Turquie. Et la montée du nationalisme arabe, version Nasser, qu’a-t-elle entraîné en Égypte? Réponse: La destruction rapide en moins de 20 ans de la communauté juive.
Par ailleurs, on peine à trouver un seul exemple de sociétés structurées par le clivage chrétien/musulman ayant parvenu à le transcender. En fait, ces sociétés finissent généralement par se diviser ou bien imploser. Pensez à Chypre, par exemple ; au Soudan ; à l'ex-Yougoslavie ; au Timor-Leste/Indonésie ; et je passe. Partout où de larges groupes de Chrétiens et Musulmans partagent le même territoire, les sociétés sont instables. Cela signifie-t-il que la seule option à laquelle fait face le Liban est une guerre civile permanente et/ou des projets de séparatisme ? Justement non, et c'est précisément parce qu'ils souhaitent éviter de tels scénarios que les fédéralistes libanais proposent le fédéralisme et la neutralité comme alternative. La neutralité éviterait aux communautés libanaises la nécessité de prendre parti dans les luttes de pouvoir sans fin qui se déroulent dans la région. Et le fédéralisme atténuerait les peurs existentielles des petites composantes qui craignent, à juste titre, que leur statut de minorités démographiques ne les transforme en minorité politique permanente équivalant de fait à la dhimmitude sous une apparence moderne.
Constatons le sans complaisance ni intellectualisme : Gérer la diversité ethnique n'est jamais une tâche facile ; en effet, éviter les guerres civiles intercommunautaires est le défi politique majeur auquel sont confrontées les sociétés pluralistes qui aspirent à la stabilité après de longues périodes de luttes internes. Certains pays réussissent en effet à trouver le chemin de la stabilité et de la prospérité, tandis que d'autres – dont le Liban – tombent dans ce que le jargon de la science politique Américaine appelle le Civil War Trap donc le piège de la guerre civile permanente. Contrairement aux mathématiques, les théorèmes scientifiques donc toujours exactes en sciences sociales sont rares, mais le constat suivant peut être qualifié de tel : les sociétés hétérogènes qui gèrent pacifiquement et sainement leur diversité y parviennent via une sorte d'arrangement fédéral. Pensez à la Suisse, par exemple, ou au Canada, ou à la Belgique. Contrairement aux clichés faciles et aux fausses accusations, la toile de fond idéologique qui sous-tend le fédéralisme dans tous ces pays est, encore une fois, le libéralisme et non le suprémacisme identitaire ou le séparatisme.
II) Mais pourquoi le fédéralisme, demandent les romantiques qui rêvent de Laïcité comme solution à la question Libanaise? La réponse ici est double : d’abord, La laïcité reste à ce jour étrangère au monde Arabo-Musulman. Dire qu'aucun pays arabe n'est laïc est une évidence, mais il y a plus : toutes les constitutions du monde arabe, sauf celle du Liban, instaure l'Islam comme religion d'État, et imposent ainsi inévitablement la dhimmitude aux chrétiens arabes qui vivent comme des citoyens de seconde zone dans leurs propres pays : les Chrétiens d’Égypte sont dans ce sens un exemple éloquent et tragique. Rien aujourd'hui ne suggère que la laïcité finira par mettre fin au long cauchemar des dhimmi qui a été le lot historique des non-musulmans vivant dans des sociétés dominées par les musulmans. Dire le contraire revient à remplacer l'analyse dépassionnée des faits par des chimères idéologiques, une erreur trop courante chez les observateurs des sociétés musulmanes. Cela dit, il est tout simplement faux que la laïcité soit la réponse à la gestion de la diversité dans des sociétés hétérogènes. Les querelles dans les sociétés multiconfessionnelles portent généralement davantage sur l'identité du groupe que sur la religion et le prosélytisme. Il est possible d’être laïc, athée même, et détester quand même un groupe en tant que tel : la fureur antisémite d’un Hitler en donne l’exemple. Le point que j'essaie de faire valoir est simple : la laïcité empêche la religion de s'emparer de la société, et ceci est juste et bien; mais là n'est pas le problème au Liban. Les intellectuels qui brandissent la laïcité comme une issue à nos maux méconnaissent la nature de nos problèmes. Et si les fédéralistes accueillent généralement favorablement la laïcité, ils en comprennent les limites parce qu'ils appréhendent mieux le problème libanais que les laïcs. Il est utile de préciser à cet égard que l'ex-Yougoslavie était laïque ; mais cela n'a guère contribué à diluer les lignes de fracture orthodoxes/catholiques/musulmanes en son sein. Il en va de même pour l'Arménie (chrétienne orthodoxe majoritaire) et l'Azerbaïdjan (musulman majoritaire), ou le passé laïc soviétique n'a guère apaisé les tensions et animosités identitaires. Rappelons-le, du reste, la laïcité Française elle-même n'a pas non plus empêché les frictions identitaires liées à l’émigration. Le Laïcisme comme solution au Liban, c’est du normatif : rêver une société comme elle devrait être selon des à priori romantiques. Le fédéralisme, par contre, c’est de l’empirique : comprendre comment la société est, puis imaginer un système qui corresponde vraiment à ses réalités et à ses pulsions profondes.
III) Le fédéralisme favorise la décentralisation politique, financière et administrative. Cela rend les arrangements fédéraux plus adaptés à la dévolution du pouvoir vers les gens ordinaires souvent marginalisés par les régimes centralisés. Plus précisément, le fédéralisme facilite une meilleure gouvernance des politiques publiques qui régissent la vie quotidienne des gens sur fonds de participation citoyenne renforcée. Alors que la corruption de l’Etat central Libanais, sa faillite spectaculaire, son implosion, en fait, ont enfoncé le pays dans la misère, il est temps de donner aux décentralisations administratives, fiscales, et politiques, la chance de gérer le pays autrement.
Le fédéralisme peut-il fonctionner au Liban? Est-il faisable, en d’autres termes ? Il est au-delà des limites de cette intervention de discuter en détail des arrangements fédéraux, mais la réponse courte est oui. La plupart des districts libanais ont des majorités communautaires claires comme le montre la carte ci-dessus. Ces districts peuvent former la base d'unités cantonales dans un nouvel arrangement fédéral. Les minorités enclavées bénéficieraient de garanties constitutionnelles afin que leurs droits soient respectés où qu'ils se trouvent sur le territoire libanais. D'un point de vue constitutionnel technique, le fédéralisme est une solution pratique ; en effet, je le répète, la formule liant le fédéralisme à la neutralité pourrait bien être la seule solution pour un pays comme le Liban, à moins bien sûr d'autres types de « solutions » telles qu'un regain de violence ou une nouvelle faillite de l'État. Politiquement cependant, le contexte actuel est défavorable au projet fédéral pour trois raisons. Premièrement, le Hezbollah reste tout-puissant et entend contrôler tout le pays plutôt que d'en gouverner une partie. En réalité, Le projet Khomeiniste de transformer le Liban en République Islamique est toujours en marche ; il s’accentue, du reste, à l’heure ou l’émigration chrétienne tourne à l’hémorragie. Il en découle que le Hezbollah est aujourd'hui le principal obstacle auquel se heurtent le fédéralisme et la neutralité. Deuxièmement, les musulmans libanais restent en général hostiles au fédéralisme pour diverses raisons, qui relèvent parfois de l'incompréhension de celui-ci, mais aussi, de l'insensibilité chez certains aux craintes de la communauté chrétienne, dont la crise démographique ne fait qu’accentuer la perte de poids politique. Troisièmement, les puissances étrangères en ont assez des querelles libanaises et n'ont pas l'intention d'intervenir sérieusement au Liban au-delà de faire le strict minimum pour empêcher le pays d'imploser complètement. Les fédéralistes libanais comprennent tout ce qui précède. Pourquoi s'obstinent-ils à défendre le fédéralisme? La raison est double : Primo, le contexte peut changer. Ce qui est impossible aujourd’hui pourrait devenir possible demain, mais il faut aux patriotes Libanais de la foi, de la persévérance, et un projet politique solide à adopter et défendre. Secundo, la double solution neutralité/fédéralisme est la seule qui puisse sauver le Liban, comme je l'ai suggéré dans cette intervention. Que la route soit longue et difficile pour les fédéralistes Libanais est vrai. Mais il est vrai aussi que le statuquo est intenable. En réalité, l’alternative au fédéralisme est la continuation de la descente aux enfers des Libanais, et cela, les patriotes fédéralistes ne l’accepteront jamais. Vive le Liban neutre et fédéral. Merci.