Nabil Manuel Younes
Les révolutions sont de deux sortes, celles qui sont faites par des leaders (meneurs d'hommes, agitateurs, protagonistes, provocateurs, instigateurs, rassembleurs, entraîneurs, animateurs), ou celles qui en produisent.
C’est le Mahatma Gandhi qui a fait la révolution qui a abouti à l’indépendance de l’Inde tandis que c’est la révolution française qui a engendré Napoléon.
Les composantes incontournables d’une révolution sont une cause, un peuple et un leadership. Par conséquent, une révolution sans leader/s unificateur, organisateur et coordinateur ne peut aboutir. La révolte du 17 octobre n’est pas l’œuvre d’un leader et aucun leadership n’en a émergé. Jusqu’ici elle est restée à un stade embryonnaire, sans réalisations et ne s’est pas transformé en révolution.
Bien que depuis Taef la classe dirigeante libanaise fait l’objet de critiques exacerbées, on se demande pourquoi le Liban n’a pas rejoint le club des pays révolutionnaires du Printemps Arabe en 2011 alors que son slogan était « Le peuple veut faire tomber le régime » ? La division du peuple en communautés identitaires séparées par de profonds clivages a empêché la formation d’un leadership unifié et la transformation du mécontentement latent en action révolutionnaire. D’autre part, les leaders des communautés auxquels la majorité des Libanais est toujours attachée constituent le fondement même du régime politique d’après Taef malgré leur stigmatisation par la révolte. Plus que par les institutions et les textes, ce régime est incarné par l’ensemble de la classe dirigeante, qu’on critique mais de laquelle la majorité ne veut pas encore se défaire.
Si la Révolution du Cèdre avait bien réussi six ans avant le Printemps Arabe c’est parce qu'elle avait un seul but, un seul slogan, un seul drapeau, et eu lieu sur une place unique, à une heure bien précise et surtout avec un leadership unifié réunissant les chefs les plus représentatifs de trois des quatre communautés.
Une des faiblesses majeures de la révolte du 17 octobre réside dans son slogan principal généralisateur « Tous c’est tous » (kelloun ya’ni kelloun).
Le slogan rime phonétiquement, porte le parfum du radicalisme révolutionnaire et répond au souhait de la partie des citoyens qui à l’heure actuelle se fait entendre, de voir la classe politique (surtout sa composante armée) écartée, et de voir déferler sur le Sérail des diplômés des Grands Ecoles, de la Ivy League et de Cambridge et Oxford. Il reste que ce souhait hélas relève de la simplification qui caractérise souvent les slogans révolutionnaires. Le rejet de la classe politique in globo, conjugué avec l’incapacité de produire des Napoléon Bonaparte, des Vladimir Lénine, des Francisco Franco, a fait qu’hélas, à l’heure actuelle, la révolte reste sans leadership et sans facteur unificateur.
Les politiciens qui ont essayé de rejoindre la révolte ont été rejetés par les révolutionnaires qui ne faisaient pas la distinction entre ceux qui sont honnêtes et capables, et les kleptocrates. La révolte aurait pu composer avec une partie de cette classe politique qui se distingue par sa probité et qui continue à avoir le soutien et à faire partie des instances les plus représentatives d’une majorité écrasante silencieuse des Libanais.
Quant à ceux qui ont essayé de devenir des leaders de la révolte et de la future révolution, en proposant des solutions à la crise économique et des projets de restructuration du régime politique, souvent valables et pertinents, ont également échoué. La raison de leur échec est à chercher dans la colère et le radicalisme qui caractérisent cette première phase de la révolution et rend les insurgés peu aptes à digérer des élaborations théoriques sophistiquées.
L’obstacle majeur auquel se heurte la révolte réside en ce que, d’un côté elle est dirigée contre une classe dirigeante corrompue dans sa majorité et vise à la remplacer par des réformateurs intègres afin de passer d’un leadership dépravé de gestion à un leadership intègre innovateur, réformateur et transformationnel, mais de l’autre côté cette même révolte se heurte à la nécessité de composer avec certains éléments d’un organigramme confessionnel identitaire consolidé par l’appui de la majorité écrasante des Libanais.
Ainsi, la révolte qui à l’heure actuelle est une force sans une tête, risque de se transformer en une tentative de réforme avortée si elle ne résout pas le paradoxe qui jusqu’ici l’a empêchée de se doter d’un leadership et de passer à l’étape révolutionnaire.
Nous concluons alors que devant ce paradoxe, il se peut que la réussite de la révolution (et non pas la survie de la révolte qui est assurée par la crise économique et la colère qui en résulte ainsi que par l’enchantement révolutionnaire) ne puisse être atteinte que par l’abandon du slogan généraliste «kelloun ya’ni kelloun» et l’adoption d’un schéma paradoxal qui consiste à collaborer avec certains éléments et forces d’une classe politique qu’on vise à destituer.